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L’impact des prix de transfert dans la relation succursale sénégalaise et siège étranger : Limitation de la déductibilité des sommes versées au siège

Le législateur sénégalais a renforcé et complété le dispositif fiscal en matière de prix de transfert introduit déjà depuis 2012, sans jamais donner lieu à une forte pratique fiscale.

Avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi n° 2018 – 10 du 30 mars 2018 modifiant certaines dispositions du Code Général des Impôts (CGI), le législateur sénégalais a renforcé et complété le dispositif fiscal en matière de prix de transfert introduit déjà depuis 2012, sans jamais donner lieu à une forte pratique fiscale. Cette réforme s’inscrit en droite ligne de la lutte devenue mondiale contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS). Le Sénégal, faut-il le rappeler, est membre du cadre inclusif de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) relatif au BEPS qui regroupe actuellement 100 pays et juridictions ayant décidé de veiller, et ce par l’adoption de standards minimum, à ce que leurs bases d’imposition ne puissent plus être amputées au moyen de transferts artificiels de bénéfices.

Dans cette optique, le Sénégal a profité de la réforme fiscale de 2018 pour intégrer dans son corpus législatif interne certaines mesures issues du Projet BEPS, au nombre desquelles on peut citer notamment la déclaration pays par pays et l’introduction, à travers le nouvel article 17.2 du CGI, de la limitation de la déductibilité des sommes versées par la succursale sénégalaise à son siège établi à l’étranger.

Il convient de noter que la notion de succursale d’une société étrangère entendue au sens du CGI ne recoupe pas la définition retenue par le législateur OHADA. En effet, aux termes des dispositions de l’Acte uniforme révisé portant sur le droit des sociétés commerciales et  du  groupement d’intérêt économique (AUSCGIE), sont considérées comme succursales d’une personne morale étrangère, celles appartenant à une personne hors du territoire de l’un des Etats-membres de l’OHADA. Cette conception est à distinguer de celle retenue par la règlementation fiscale qui considère comme succursale d’une personne morale étrangère celle appartenant à une personne située hors du Sénégal.

Dès lors, la limitation de déductibilité ainsi consacrée s’appliquera aussi aux succursales appartenant aux personnes morales situées dans l’espace OHADA.

A travers les nouvelles dispositions de l’article 17.2, le législateur sénégalais a repris la position du Conseil d’Etat français qui, par un arrêt en date du 9 novembre 2015, avait considéré que les règles en matière de prix de transfert sont applicables aux opérations financières internes entre une succursale française et son siège étranger, malgré l’absence de personnalité morale distincte de la succursale. En effet, en dépit du fait que la succursale n’a pas de personnalité morale distincte de celle de son siège, le droit fiscal lui reconnaît une personnalité fiscale propre.

Ainsi, les flux financiers entre une succursale et son siège ne sont pas exclus du champ d’application des prix de transfert. A ce titre, le législateur sénégalais a adopté des mesures spécifiques pour prévenir et limiter tout transfert de bénéfices de la succursale à son siège. La présente contribution a pour objet de présenter l’essentiel des règles encadrant la déductibilité des charges supportées par une succursale sénégalaise dans ses  relations  avec son siège étranger et d’analyser l’impact de ces mesures en pratique sur différents secteurs d’activités ainsi que sur les conventions fiscales auxquelles le Sénégal est partie.

  1. Le principe de la non déductibilité des sommes versées par la succursale sénégalaise à son siège étranger
  1. Fondement et justification de la limitation

Au plan fiscal, l’établissement stable d’une société, alors même qu’il est dépourvu de personnalité juridique, dispose d’une personnalité fiscale et, à ce titre, doit être imposé isolément. Faisant application du principe susvisé, le législateur fiscal étend l’exigence de respect du principe de pleine concurrence aux relations financières privilégiées qui existent entre une succursale et son siège.

A ce titre, pour prévenir tout transfert de bénéfice de la succursale sénégalaise vers son siège étranger, le législateur sénégalais, à travers le nouvel article 17.2 du CGI, précise que les versements effectués sous la dénomination d’intérêts ou de redevances par la succursale sénégalaise d’une société étrangère ne peuvent être admis en déduction du bénéfice imposable. Pour comprendre le fondement de cette disposition, il convient de se référer à la réponse ministérielle faite à M. Georges Mesmin (déb. AN, JO du 19 janvier 1981, p.245, n° 31725) et à l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 28 mai 1991 n°2918, Weston Hyde Products Ltd). Il en ressort que la succursale n’ayant pas de personnalité juridique distincte ni d’autonomie patrimoniale, les versements qu’elle effectue au profit de son siège représentent en réalité une partie du bénéfice réalisé par la société étrangère dans le pays d’établissement de sa succursale.

  1. Quid des frais de siège et de la notion de bureaux du siège central

L’article 17.2 du CGI rejette la déductibilité des sommes versées notamment au titre d’une  activité de direction par la succursale sénégalaise à son siège. Cette limitation appelle à s’interroger sur la déductibilité des frais de siège qui n’ont pas été définis par le législateur fiscal ou la doctrine administrative. Généralement, les frais  de siège renvoient aux frais généraux d’administration et de direction générale, ainsi ils pourraient être assimilés à des activités de direction.

Dès lors, il devient impératif pour le contribuable sénégalais de savoir si les services de direction mentionnés à l’article 17.2 renvoient aux frais de siège ? Auquel cas, il existerait une contradiction entre l’article 9.5 du CGI qui prévoit la possibilité de déduire 20 % du bénéfice comptable au titre des frais de siège et la limitation érigée par les dispositions de l’article 17.2. L’arbitrage sur l’application de ces dispositions aux apparences contradictoires, participerait à une meilleure lisibilité du dispositif fiscal dans l’intérêt des contribuables.  Pour ce faire, il serait recommandé que les contribuables se saisissent de la question en invitant l‘administration fiscale Sénégalaise à se prononcer de façon formelle au travers notamment d’un rescrit. A notre avis, le fondement derrière l’introduction de l’article 17.2, qui reprend les dispositions de l’article 7 du modèle de convention OCDE, visait à exclure du droit à déduction toutes les sommes versées par la succursale sénégalaise à son siège étranger. Si tel était le but du législateur sénégalais, ce dernier aurait dû, pour être cohérent, modifier ou abroger les dispositions de l’article 9.5 du CGI.

A défaut, au regard du dispositif fiscal actuel, il peut être valablement soutenu  que les sommes versées par la succursale sénégalaise à son siège étranger au titre des frais de siège restent déductibles à hauteur de 20 % du bénéfice comptable réalisé au Sénégal.

En outre, la limitation serait-elle toujours applicable si les sommes sont versées à un autre établissement lié au siège central ? L’on peut être amené à croire que, le législateur sénégalais a voulu parer à cette éventualité, en précisant que la limitation s’applique au « siège central de la personne morale ou à l’un quelconque de ses bureaux  ». Cette formulation, selon nous, n’est pas suffisante pour exclure du droit à déduction, les sommes facturées par un autre établissement  du  siège, d’autant plus qu’elle soulève une question encore plus importante, quelle réalité ou contenu doit-on attribuer aux bureaux du siège central de la personne morale ?

 Le législateur sénégalais a, surement pour parer à cette éventualité, précisé que la limitation s’applique au « siège central de la personne morale ou à l’un quelconque de ses bureaux ». Cette formulation, selon nous, n’est pas suffisante pour exclure du droit à déduction, les sommes facturées par un autre établissement du  siège, d’autant plus qu’elle soulève une question encore plus importante, quelle réalité ou contenu doit-on attribuer aux bureaux du siège central de la personne morale ?

Enfin, le principe de non déductibilité des sommes dues ou payées par la succursale au Siège n’est pas absolu. Il peut être infléchi dans certaines situations sous certaines conditions notamment en raison de la nature de l’opération,   ou du secteur d’activité des entités concernées ou également par l’effet des conventions fiscales internationales.

  1. Les limites au principe de la non déductibilité des sommes versées par la succursale sénégalaise à son siège étranger

Cette atténuation se matérialise dans trois cas de figure : (i) en cas de  remboursement de frais encourus par le siège pour le compte de sa succursale, (ii) lorsqu’il s’agit d’une entreprise bancaire et enfin par (iii) l’incidence des conventions fiscales de non double imposition signées par le Sénégal.

  • Cas des remboursements de frais

Le législateur sénégalais exclut des charges déductibles, pour la détermination du bénéfice imposable de la succursale, toutes les sommes versées au siège étranger à l’exception des remboursements de frais. Cette exclusion est compréhensive car il s’agit en réalité de charges qui incombaient à la succursale. Ainsi, en pratique, la succursale a la possibilité de déduire les intérêts versés à son siège et correspondant à des financements contractés par le siège auprès d’un tiers pour les besoins de la succursale.

Il convient de rappeler, même si l’article 17 du CGI n’est pas explicite sur ce point, que les remboursements de frais en question doivent respecter les dispositions de l’article 8.II du CGI qui pose les conditions de déductibilité. Entre autres conditions, le remboursement de frais doit dûment être justifié et se rapporter à l’activité de  la succursale.

Les montants objets du remboursement doivent être évalués d’une manière réelle, les calculs forfaitaires et approximatifs pouvant être rejetés par l’Administration fiscale. Aussi, les remboursements ne sont déductibles que lorsqu’ils se rapportent à l’activité poursuivie par la succursale. En outre, les remboursements de frais soulèvent d’autres questions notamment en matière de taxation indirecte. En effet, en pratique, l’Administration fiscale sénégalaise réclame de la TVA dans les cas de refacturation. Les remboursements qui sont exclus du champ de la TVA sont subordonnés au respect des trois conditions cumulatives ci-après :

  • Le mandataire doit agir en vertu d’un mandat préalable et explicite ;
  • II doit rendre compte exactement à son mandat du montant de la dépense et les remboursements doivent donner lieu à une reddition exacte de compte ;
  • II doit justifier auprès du service des impôts le montant exact des débours et les sommes en cause ne doivent être la contrepartie d’une prestation de service même fournie à prix coûtant

Ainsi, le remboursement par la succursale sénégalaise des frais encourus par son siège étranger ne sont pas soumis aux règles sur les prix de transfert parce que ne traduisant pas un flux de livraisons de biens ou de prestations de services.

  • L’exception bancaire : cas des intérêts versés au Siège-Banque étrangère

Le principe de non-déduction des sommes versées par une succursale sénégalaise à son siège étranger est écarté par le législateur  pour les succursales sénégalaises de banques étrangères. Cette exception concerne spécifiquement les intérêts versés par la succursale à sa maison mère institution bancaire suite à un prêt.

Ceci s’inscrit en droite ligne de la législation bancaire qui consacre le principe de l’agrément unique. A ce titre, l’installation d’une banque ou d’un établissement financier dûment agréé dans un Etat membre de l’UEMOA autre que celui pour lequel l’agrément a été accordé, peut se faire sous le statut juridique que la banque ou l’établissement financier requérant juge opportun (succursale, agence ou filiale).

D’ailleurs, en France, le Conseil d’Etat a confirmé la déductibilité des intérêts dans un contexte bancaire dans les affaires Bayerische Hypo, Unicredit et Caixa Geral de Depositos, qui impliquaient les succursales françaises de banques respectivement allemande, italienne et portugaise (CE n°344990, 346687 et n°359640 du 11 avril 2014).

Le régime dérogatoire applicable aux succursales de banques étrangères trouve son fondement dans le fait que l’octroi et la perception d’avances constituent des opérations étroitement liées à leur activité ordinaire.

En revanche, les succursales des compagnies d’assurance étrangères ne bénéficient d’aucun régime particulier. La déduction des charges financières relatives aux fonds qui sont mis à leur disposition par leurs sièges centraux leur est donc, en principe, refusée.

  • L’incidence des conventions fiscales dans la déductibilité des sommes versées au siège étranger

En présence d’une convention fiscale signée par le Sénégal, celle-ci se substitue aux dispositions du CGI, y compris celles de l’article 17.2. Il arrive que les conventions fiscales prévoient des règles de déductibilité différentes des dispositions du législateur sénégalais. Ces règles devront s’appliquer à la relation succursale sénégalaise et siège étranger.

A titre d’illustration, aux termes des dispositions de la convention fiscale Sénégal-France, ne sont pas exclues du droit à déduction les sommes versées par la succursale à son siège. Ladite convention permet même la déduction d’une quote-part des frais généraux de siège au prorata du chiffre.

En revanche, les nouvelles conventions fiscales inspirées du modèle OCDE en l’occurrence la convention fiscale Sénégal-UK et la convention UEMOA, reprennent les mêmes dispositions que l’article 17.2 du CGI qui excluent du droit à déduction les sommes versées par la succursale sénégalaise à son siège étranger.

En pratique, nous avons noté que l’Administration fiscale sénégalaise ne faisait pas application de ces dispositions. En effet, la convention UEMOA est en vigueur depuis 2008 et nous n’avons pas connaissance de situations où l’Administration remettait en cause la déductibilité des sommes versées par la succursale à son siège.

En vérité, même les praticiens ne soulèvent généralement pas cette spécificité au moment de conseiller leurs clients sur la déductibilité des dépenses engagées par la succursale sénégalaise d’une personne morale étrangère. L’analyse classique en la matière ayant été jusqu’ici limitée au seuil autorisé de déductibilité des frais de siège conformément au dispositif fiscal interne.

Avec l’introduction des dispositions de l’article 17.2 par la nouvelle loi n° 2018 – 10 du 30 mars 2018, la pratique fiscale en la matière est appelée à évoluer, car l’administration fiscale sera plus attentive aux relations entre la succursale et son siège.

Conclusion

Le nouveau dispositif sur les prix de transfert relatif à la relation succursale-siège peut apparaitre une comme une question fiscale nouvelle. Cette relative nouveauté peut s’expliquer, entre autres, par son inapplication par l’administration fiscale en pratique. Toujours est-il, qu’il subsiste une certaine antilogie entre les dispositions du nouvel article 17.2 et celles de l’article 9.5 du CGI que se doit de clarifier le législateur ou l’Administration fiscale.

Dans tous les cas, il convient dorénavant, pour contrôler la détermination du résultat fiscal d’une succursale sénégalaise d’une personne morale étrangère tel que les succursales de Banque installées au Senegal, de veiller à la limitation de déductibilité introduite aussi bien par le Code Général des Impôts que les conventions fiscales internationales. Les innovations apportées par la loi n° 2018 – 10 du 30 mars 2018 modifiant certaines dispositions du Code Général des Impôts (CGI), font définitivement basculer le Senegal dans l’air des BEPS.

La lutte contre l’érosion de la base d’imposition doit cependant être contrebalancée avec l’attractivité économique. En effet, faut-il rappeler que la succursale est une forme juridique appréciée des investisseurs étrangers. Elle permet de pénétrer durablement et efficacement des marchés à un coût relativement moindre. Au regard de toutes les limitations et restrictions autant fiscales que juridiques (durée de vie deux ans) érigées autour de la succursale, cette dernière risque de perdre toute son attrait auprès des investisseurs étrangers qui préfèreront investir dans des juridictions avec une réglementation certainement plus souple.